14

 

Sabin trouva la cuisine pillée et dévastée. Décidément, une troupe de guerriers affamés faisait encore plus de dégâts qu’un ouragan. Avant de descendre, il avait envoyé un texto à chacun de ses compagnons – il ne méprisait pas les avantages du monde moderne et avait même réussi à convaincre Maddox, le plus réfractaire au progrès, d’entrer dans le XXIe siècle. Il voulait une réunion à midi pour parler de Baden, du camp d’entraînement des demi-mortels, et de l’arrivée imminente des sœurs de Gwen.

Les sœurs de Gwen… Celle-ci tenait manifestement beaucoup à elles… Il avait remarqué qu’elle s’était retenue de pleurer en parlant avec Bianka. Les stries dorées de ses iris s’étaient dilatées, transformant ses yeux en deux lacs d’or. Elle avait paru à la fois triste et soulagée. Il avait dû se faire violence pour ne pas la prendre dans ses bras.

Ils avaient eu un début de journée riche en émotions et il espéra que la suite serait plus calme. Il referma le réfrigérateur d’un mouvement sec du poignet et, aussitôt, l’air chaud lui parut étouffant. Il se tourna vers Gwen qui contemplait le plan de travail en marbre – ou bien l’évier en acier inoxydable. Sans doute se demandait-elle quand et comment on avait installé le confort moderne au château, et pourquoi seulement dans certaines pièces.

Lui aussi s’était posé cette question en découvrant les lieux quelques mois plus tôt. Il avait apporté des améliorations, depuis, mais il restait encore beaucoup à faire. Pourtant, en dépit de l’inconfort relatif du château et de son aspect vieillot, il s’y sentait vraiment chez lui, plus que n’importe où ailleurs.

— Rien à manger ! annonça-t-il.

Elle leva vers lui un regard absent, puis se passa la main dans les cheveux, d’un air embarrassé, comme si elle sortait brusquement d’une longue rêverie.

— Je peux très bien me passer de manger, dit-elle.

Il n’était pas d’accord. Elle avait suffisamment souffert de la faim. Il entendait maintenant la protéger et veiller à ce qu’elle ne manque de rien. Mais c’était uniquement parce qu’il avait besoin de sa coopération.

Et après tout, pourquoi ne pas mettre discrètement à sa disposition de la nourriture qu’elle pourrait « voler » ? La fin justifiait les moyens.

— Nous devons faire des courses en ville, annonça-t-il. Nous n’avons pas le choix.

Normalement, c’était le rôle de Paris, mais en ce moment il perdait les pédales, et on ne pouvait compter sur lui.

— Mais il faut d’abord t’habiller correctement, ajouta-t-il.

Mieux valait ne pas exposer aux yeux des mortels cette peau d’une blancheur de perle.

Elle comprit aussitôt à quoi il faisait allusion.

— Pour le visage, je peux me maquiller, dit-elle. Et pour ce qui est de manger… euh… Anya avait apporté pour toi un plateau dans la chambre… et… hum… je n’ai pas pu résister.

Anya avait donc prétendu que le plateau était pour lui. La petite rusée… Pour une fois, Sabin apprécia la fourberie de la déesse.

— Tu dois manger à chaque repas, rétorqua-t-il. De plus, nous pourrons profiter de cette sortie pour acheter des vêtements à ta taille.

Elle en rougit de plaisir et des reflets arc-en-ciel scintillèrent sur sa peau. Le sexe de Sabin se durcit, son sang se mit à bouillir, des images du corps nu et humide de Gwen lui traversèrent l’esprit. Il avait presque le goût de cette peau à la bouche.

— Des vêtements rien que pour moi ? murmura-t-elle sur le ton de quelqu’un qui n’ose pas y croire.

Sa joie excita la méchanceté de Crainte, qui profita de la distraction de Sabin pour déclencher l’offensive.

— Comme tu es naïve… S’il t’achète des vêtements neufs, il va te demander de les payer. Et comment ? En nature, bien entendu. Je le connais. Il serait même capable de présenter la note à tes sœurs, si elles lui plaisent. Je te rappelle qu’il ne t’a pas pénétrée. J’ai comme l’impression qu’il ne te désire pas vraiment.

Sabin remarqua que Crainte n’y allait pas de main morte. D’habitude, tout de même, il se montrait un peu plus subtil, mais là, il ne reculait devant rien pour attiser la jalousie de Gwen.

« Tu savais bien qu’il ne la lâcherait pas. »

— Je suis désolé, Gwen…

— Tu vas me le payer cher, espèce de malade.

— Tu ne me devras rien pour les vêtements. Et tes sœurs non plus.

Mais à présent, Gwen était furieuse, cela se voyait à ses pupilles dilatées. La transformation avait déjà commencé. Sabin se souvint qu’il l’avait calmée, dans l’avion, en la rassurant et en la cajolant. Peut-être que…

De sa main libre, il la prit par la taille et la serra contre lui, contre son sexe en érection.

— Tu sens ? murmura-t-il. C’est pour toi et pour personne d’autre. Je ne peux pas m’empêcher de te désirer.

Il blottit sa tête au creux de son cou.

— C’est idiot, parce que rien n’est possible entre nous. Mais c’est plus fort que moi.

Il était prêt à le lui répéter des milliers de fois, si c’était nécessaire.

Elle ne répondit pas.

Il posa ses lèvres sur les siennes. Doucement. Tendrement. Le goût de cette bouche… Et quand on savait ce que cachaient ces vêtements trop grands… Notamment de petits tétons roses qui ne demandaient qu’à être léchés.

Elle inspira, comme si elle se nourrissait de son souffle, tout en se cambrant contre lui, insensiblement. Puis elle se suspendit à son cou. Ses pupilles se rétractaient déjà, sa respiration se fit plus régulière, ses muscles se détendirent.

Les paroles n’avaient pas réussi à la calmer, mais les caresses obtenaient cet effet. Sabin en déduisit que les contacts physiques apaisaient la harpie. Il se promit de s’en souvenir.

Gwen avait été privée de tendresse pendant plus d’un an. La harpie avait dû s’en plaindre et la faire souffrir. Comme elle avait dû haïr cette méchante compagne…

Et cela constituait un lien de plus entre eux. Même si lui ne haïssait plus son démon. Du moins pas en permanence. Il avait appris à apprécier les tourments que celui-ci infligeait aux chasseurs. Mais en ce moment, Crainte refusait de laisser Gwen et en paix, et cela, il ne le lui pardonnait pas.

— Tu te sens mieux ? demanda-t-il.

Elle laissa échapper un soupir tremblotant et le lâcha brusquement, en rougissant.

— Ça dépend. Tu as réussi à museler ton ami ?

— J’essaye. Et ce n’est pas mon ami, je te l’ai déjà dit.

— Ça va un peu mieux, concéda-t-elle.

Mais il y avait du ressentiment dans sa voix.

— Tu es sûre ? insista-t-il en lui caressant le front.

— Sûre. Tu peux me lâcher.

Il n’avait pas envie de la lâcher, mais de la garder contre lui. Pour toujours. Raison de plus pour obéir. Il s’écarta vivement d’elle. Il l’avait déjà marquée comme sienne. Il n’était pas nécessaire d’aller plus loin.

Crainte poussa un gémissement plaintif et déçu. Puis il se réfugia dans un recoin de son esprit, avec l’intention probable de revenir à la charge dès qu’il en aurait l’occasion.

 

* * *

 

Sabin avait emprunté du fond de teint à l’une des femmes et Gwen en avait appliqué une épaisse couche sur son visage pour masquer l’éclat de sa peau. Depuis qu’ils avaient quitté le château, il trouvait mille prétextes pour la toucher ou l’effleurer. Elle ne protestait pas, car elle n’avait nulle envie d’y mettre un terme. Elle avait pu constater l’effet magique que ce contact produisait sur sa harpie.

Elle frissonna. Le souvenir de leurs caresses sous la douche l’aurait presque empêchée de profiter de la beauté de Budapest. Presque… Elle découvrait, émerveillée, la perle du Danube, un ensemble cosmopolite de grandes demeures, véritables châteaux miniatures, et d’immeubles modernes. Dans les rues pavées de la vieille ville, les oiseaux venaient picorer les miettes laissées par les passants. Au-dessus du fleuve, de nombreux ponts permettaient de passer d’un côté à l’autre de la ville. Ils empruntèrent le plus vieux, le pont des Chaînes. Ils passèrent devant l’église Matthias, dont les flèches dardaient vers le ciel. Ils traversèrent la place des Héros, avec sa colonne centrale surmontée de l’archange Gabriel.

Elle remarqua que les gens considéraient Sabin avec une sorte de respect mêlé d’admiration et s’écartaient sur son passage. Quelques-uns murmurèrent le mot « ange ».

Ils firent les magasins pendant plusieurs heures et pas une fois Sabin ne parut s’impatienter de ses multiples essayages. Elle le surprit même en train de sourire quand elle s’extasiait sur la douceur d’un tissu, ou virevoltait devant un miroir.

Elle acheta plusieurs jeans, une poignée de T-shirts, des sandales rose fluo, du maquillage, puis, brusquement, Sabin décida qu’il était temps de s’occuper de la nourriture. Elle le suivit sans protester, ravie de ses nouveaux vêtements qu’elle avait gardés sur elle : un jean seyant et confortable, avec un adorable T-shirt rose.

Débarrassée de la minijupe et du haut blanc qu’elle avait porté pendant un an, elle se sentait enfin à l’aise. Normale. Et belle, aussi. D’autant plus que Sabin posait maintenant sur elle un regard émerveillé et affamé. Elle l’avait remarqué au moment où ils quittaient le supermarché, les bras chargés de victuailles.

Crainte n’apprécia pas et se chargea aussitôt de lui saper le moral.

— Es-tu bien certaine d’être belle et désirable. Ton haleine ne serait pas un peu chargée ? Sabin a connu beaucoup de femmes… Dans le lot, il en a eu de plus belles, de plus intelligentes, et de plus courageuses que toi.

La bonne humeur de Gwen s’envola aussitôt. Crainte, la sentant fragile, se déchaîna d’autant plus. La harpie se mit à grogner de rage. Gwen songea que si ces deux là décidaient de s’affronter, cela ferait un beau carnage dont les habitants de Budapest se souviendraient longtemps. Mais le pire, c’était que Sabin pouvait être blessé. Et il avait beau agacer Gwen à certains moments, elle ne voulait pas verser une seule goutte de son sang.

En ce moment, elle admirait ses biceps qui se contractaient sous le poids des sacs de courses qu’il chargeait dans le coffre de la voiture. Ils avaient acheté du pain, des fruits, des légumes et de la viande. Tout cela sentait divinement bon. Tout à l’heure, dans le supermarché, elle avait commis quelques larcins. Elle manquait néanmoins de pratique et Sabin l’avait vue. Il n’avait pas eu l’air choqué, au contraire, il l’avait encouragée d’un sourire ou d’un clin d’œil, comme s’il était fier d’elle. Elle n’en revenait toujours pas.

Elle s’adossa à la voiture en se déhanchant.

— Ton démon est sur le point de me gâcher la journée, fit-elle remarquer.

— Je le sais et je m’en excuse. Et je tiens à rectifier le tir : tu es superbe, tu as l’haleine fraîche, je n’ai pas eu beaucoup d’amantes, et aucune n’a été plus belle ni plus intelligente que toi.

Il n’avait pas dit : « plus courageuse », elle le remarqua au passage.

— Tu devrais plutôt me changer les idées, soupira-t-elle. Parle-moi un peu des objets de pouvoir que vous recherchez.

Il s’arrêta net, un sac suspendu au-dessus du coffre, auréolé de soleil, les cheveux brillants, agités par la brise.

— Je ne peux pas discuter de ça avec toi, répondit-il sèchement en plissant les yeux.

Il voulait donc qu’elle lui obéisse aveuglément, sans savoir pourquoi elle se battait ?

— Tu dois pourtant en discuter, puisque je travaille pour vous, rétorqua-t-elle.

Elle avait accepté, mais seulement pour la paperasse et les recherches. Et elle n’avait pas encore annoncé son prix parce que la seule rétribution qui lui était venue à l’esprit avait été de lui réclamer le gîte et le couvert dans son château pour… Pour toujours. Pour toujours ? Mais d’où lui était donc venue cette idée saugrenue ? Heureusement, elle l’avait gardée pour elle.

— Je suis bien censée vous aider à retrouver les objets de pouvoir, n’est-ce pas ?

— Je t’en parlerai, mais plus tard.

Il était méfiant. Et donc, elle douta de lui. Mais peut-être était-ce encore Crainte qui se manifestait.

Il lâcha brutalement dans le coffre le sac qu’il tenait encore à la main, sans la moindre délicatesse. Elle fit la grimace en entendant craquer les œufs.

— De plus, nous ne sommes pas encore tombés d’accord sur les tâches que j’entends te confier, ajouta-t-il.

Il commençait à l’irriter prodigieusement. Elle s’accouda à la voiture et posa sa tête dans sa main, tout en enfonçant discrètement ses ongles dans son cuir chevelu pour se calmer.

— Tu ne me crois pas capable de faire des recherches, ou tu ne me respectes pas suffisamment pour me confier cette trop noble tâche ?

Il fit la grimace.

— Mais qu’est-ce que le respect vient faire là-dedans ? Les femmes, vous êtes toutes les mêmes ! Dès qu’on a posé la main sur vous, vous trouvez qu’on vous manque de respect.

Une fois de plus, il faisait allusion à l’épisode de la douche… Évidemment. Et chaque fois qu’il en parlait, elle avait l’impression de sentir les gouttes d’eau glisser sur sa peau, ses mains qui la caressaient, sa bouche qui la mordait.

« Ce n’est pas le genre d’homme qu’il te faut. »

C’était tout de même malheureux qu’elle ait besoin de se le rappeler toutes les cinq minutes.

— C’est toi qui as réclamé mon aide, reprit-elle. La moindre des choses serait d’être clair sur ce que tu me demandes. De plus, la douche n’a rien à voir avec tout ça, et j’en profite pour te dire que j’aimerais bien ne plus en entendre parler.

— Et pourquoi donc ?

Il se tourna vers elle, délaissant les sacs.

Elle rougit et détourna le regard.

— Parce que.

— Ça n’est pas une réponse.

« Parce que chaque fois que tu en parles, j’ai envie de toi. »

— Parce qu’il est dangereux de mêler travail et plaisir, dit-elle sèchement.

Un muscle tressaillit sous son œil et il la contempla fixement. Elle eut la sensation qu’il la défiait, qu’il attendait qu’elle s’excuse d’avoir dit une sottise. Mais elle ne s’excusa pas. Elle n’avait pas peur de lui. Elle en était d’ailleurs la première surprise.

— Monte dans la voiture, ordonna-t-il.

— Sabin…

— Monte.

Elle obéit, tout en maudissant intérieurement les hommes dominateurs.

Une fois leurs ceintures bouclées, il mit le moteur en marche, enfila ses lunettes de soleil, puis se tourna vers elle en posant une main sur sa cuisse.

— À présent, nous sommes seuls, dit-il. Personne ne peut nous entendre et je peux parler des objets de pouvoir. Mais je te préviens qu’une fois que ce sera fait, tu devras rester près de moi, sous ma surveillance. Tu ne pourras ni partir avec tes sœurs, ni quitter seule le château. C’est bien compris ?

Il était en train de lui annoncer tranquillement qu’elle serait sa prisonnière !

— Pendant combien de temps ?

— Jusqu’à ce qu’on trouve les objets.

Cela pouvait durer quelques jours. Ou l’éternité. Comme elle le désirait secrètement…

— Je ne suis pas d’accord, protesta-t-elle. J’ai déjà passé un an en prison, et ça m’a suffi. J’ai une vie, tu sais.

Enfin, si l’on pouvait dire… Elle avait tenté d’avoir une vie, mais sans jamais vraiment y parvenir.

Il haussa les épaules.

— Dans ce cas, il vaut mieux que tu ne saches rien, conclut-il d’un air détaché.

Puis il se mit à manœuvrer la voiture pour s’engager dans le trafic. Elle remarqua qu’il conduisait lentement, pas du tout comme à son habitude. Se montrait-il prudent parce qu’elle était là ? L’idée lui plut.

Ne te laisse surtout pas fléchir !

— Tu te sens bien, dans notre château, fit-il brusquement remarquer. Reconnais-le.

Est-ce que cette information pouvait être utilisée contre elle ? Oui.

La garder secrète présentait-il des avantages ? Oui.

Un mensonge valait-il mieux que la vérité ? Oui.

Mais quand elle ouvrit la bouche, ce fut la vérité qui en sortit.

— Je le reconnais, soupira-t-elle. Pendant mon année d’emprisonnement, je me suis sentie seule et j’ai vécu dans la peur. J’ai toujours un peu peur, mais personne ne cherche à me nuire dans ce château, et j’avoue que ça m’incite à rester.

— Ça n’explique pas tout. Tu pourrais choisir de rejoindre tes sœurs…

Sa voix s’était radoucie et il lui caressa doucement la cuisse.

— N’est-ce pas ? insista-t-il.

Elle n’était pas en danger auprès de ses sœurs, mais il ne savait pas tout…

— J’aurais pu les rejoindre, concéda-t-elle. Mais j’ai honte de devoir leur raconter ce qui m’est arrivé.

Elle soupira.

— Ici, je me sens libre intérieurement. Vous me demandez beaucoup en échange de cette liberté, mais je crois que le jeu en vaut la chandelle.

Elle lui jeta un regard en coin.

— Tant que votre demande se limite à un travail de rat de bibliothèque.

Il laissa échapper un long soupir qui résonna dans l’habitacle.

— Dans ce cas, écoute bien, parce que je ne répéterai pas ça deux fois, dit-il. Pour retrouver la boîte de Pandore, nous devons nous procurer quatre objets de pouvoir. La Cage de force, la Cape qui rend invisible, l’Œil qui voit tout, et une Baguette dont nous ne savons rien. Nous possédons déjà la Cage et l’Œil.

— Je n’ai jamais entendu parler de ces objets. Tu peux m’en dire un peu plus ?

— Celui qu’on enferme dans la cage est contraint d’obéir aux ordres de son propriétaire, à condition que ceux-ci ne nuisent pas à Cronos. C’est lui qui a fait forger cette cage, et il s’est assuré que personne ne pourrait s’en servir contre lui.

Gwen admira le pouvoir de Cronos… Et dire qu’elle n’était même pas capable de maîtriser sa harpie !

— Pour la Cape, ça me semble évident, elle rend invisible, comme son nom l’indique. Quant à l’Œil, il permet de voir ce qui se passe dans les cieux et aux Enfers.

Il renversa la tête sur son appuie-tête, les yeux toujours fixés devant lui.

— L’Œil, c’est Danika, murmura-t-il d’un ton plein de respect.

Décidément, Gwen allait de surprise en surprise. Ainsi, cette petite blonde qui paraissait tellement humaine et inoffensive contemplait les merveilles du paradis et les horreurs de l’enfer ? Elle ne put s’empêcher de la plaindre. Elle savait ce que c’était que de se sentir différente et songea qu’elles pourraient peut-être sympathiser, se raconter leurs déboires, échanger des confidences. Elle n’avait jamais eu d’amie et se demanda si c’était aussi agréable qu’on le prétendait.

— Il vous reste donc à trouver la Cape et la Baguette, dit-elle. Vous comptez procéder comment ?

— C’est Zeus qui a dispersé ces objets. Il a laissé des traces pour pouvoir les retrouver en cas de besoin. Nous suivons ces traces.

Il s’agissait en fait d’une sorte de course au trésor… Plutôt amusant…

— Je pourrais voir la Cage ? demanda-t-elle.

Elle ne pouvait contenir son excitation. Ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait approcher un objet de pouvoir forgé par les dieux.

Sabin lui jeta un rapide regard, mais elle eut le temps de sentir à quel point il était brûlant.

— Je n’en vois pas l’utilité, répondit-il d’un ton sévère.

— Mais…

— J’ai dit non.

— Quel mal… ?

— Ça pourrait faire beaucoup de mal, coupa-t-il.

— Très bien.

Une fois de plus, il la tenait à l’écart de l’essentiel. Elle tenta de dissimuler sa déception.

— Que ferez-vous de la boîte de Pandore quand vous l’aurez trouvée ?

Les mains de Sabin se crispèrent sur le volant.

— Nous la réduirons en miettes, gronda-t-il.

Une réponse de guerrier. Elle comprit.

— Anya m’a dit que cette boîte possédait le pouvoir d’attirer vos démons hors de vous et que, si cela arrivait, aucun de vous n’y survivrait.

— C’est la vérité.

— Et si vous mourez dans d’autres circonstances ? Votre démon meurt aussi ?

— Tu es bien curieuse, fit-il remarquer d’un ton agacé.

— Désolée…

Elle se mit à tracer des cercles sur son genou avec son doigt.

— J’ai toujours été trop curieuse et ça m’a attiré un certain nombre d’ennuis.

Enfant, un jour qu’elle se promenait sur les collines entourant sa maison, elle avait trouvé une jolie rivière et avait eu envie d’observer de près les poissons. Elle avait plongé, mais à peine avait-elle touché l’eau glacée que ses forces l’avaient abandonnée. Le danger avait réveillé la harpie, mais, l’eau alourdissant ses ailes, elle n’avait pu s’envoler. C’était Kaia qui, entendant ses cris de rage et de désespoir, était venue à son secours. Juste à temps. Elle avait reçu ce jour-là une fessée mémorable.

Mais elle avait surtout retenu de l’aventure qu’elle n’avait pas eu le temps d’observer les poissons.

— Tu m’écoutes ? fit la voix de Sabin.

— Non, désolée, j’étais perdue dans mes pensées…

Il eut son petit sourire en coin, celui qu’elle adorait. Parce qu’il lui donnait un côté… Un côté un peu fragile et plus humain.

— Ces informations sont tout à fait confidentielles, Gwen, tu en as conscience ?

Oh oui, elle en avait conscience… Il se mettait en danger, elle aurait pu les utiliser contre lui, notamment en les transmettant aux chasseurs.

— Tu m’as sauvée. Je ne vais pas te trahir. Mais si tu n’as pas confiance en moi, pourquoi me demandes-tu de collaborer avec vous ?

L’idée qu’il doutait peut-être d’elle la faisait souffrir beaucoup plus qu’elle n’aurait dû.

Il ne peut pas s’en empêcher… C’est probablement à cause de son démon.

Oui, c’était cela. Du moins préférait-elle le croire.

— J’ai confiance en toi, rétorqua-t-il. Mais sous la torture, les langues se délient. Tu es une redoutable combattante, extrêmement puissante et rapide, mais on ne sait jamais…

Elle eut tout à coup la bouche sèche.

— Sous la torture…, murmura-t-elle.

— Ne t’inquiète pas, je m’arrangerai pour que tu ne sois jamais torturée, assura-t-il.

Elle se calma aussitôt. Bien sûr qu’il s’arrangerait pour qu’elle ne soit pas torturée. Et elle aussi, d’ailleurs. Elle était lâche, mais capable de se montrer teigneuse quand il le fallait.

— Je veux toujours entendre la suite, dit-elle d’un ton ferme.

— Tant mieux. Il s’agissait d’un test et tu viens de le passer brillamment. En fait, les chasseurs savent déjà ce qui se passe quand nous mourons : nos démons sont libérés et peuvent agir à leur guise. Tu comprends ce que ça signifie ?

Elle écarquilla les yeux.

— Je comprends pourquoi les chasseurs veulent vous capturer, et pas vous tuer.

— Qui t’a dit qu’ils ne voulaient pas nous tuer ?

— Nous avons vu passer plusieurs groupes de chasseurs dans les catacombes. Avant de partir au combat, ils ne cessaient de répéter qu’il ne fallait pas vous tuer, seulement vous blesser et…

— Merde ! coupa Sabin. Nous sommes suivis.

Il donna un coup de poing rageur dans le volant.

— J’aurais dû m’en rendre compte beaucoup plus tôt. Je suis impardonnable. Je me suis laissé distraire.

Il avait l’air de l’accuser et elle en fut blessée, mais elle ne releva pas l’offense. Elle se retourna pour regarder par le pare-brise arrière et aperçut trois voitures qui, effectivement, bifurquaient dans la même direction qu’eux.

— Des chasseurs ?

— Bien entendu. Bon sang !

Il voulut accélérer, mais un quatrième véhicule pila devant eux pour leur barrer la route. Il ne put l’éviter.

Gwen fut projetée contre le pare-brise. Heureusement, elle avait attaché sa ceinture et l’Airbag se déclencha.

— Tu n’as rien ? demanda Sabin.

— Non, parvint-elle à répondre.

Mais son cœur battait furieusement et elle se sentait glacée.

Sabin avait déjà prit plusieurs poignards dont les lames brillaient au soleil.

— Enferme-toi, ordonna-t-il.

Il lança deux poignards sur le tableau de bord.

— À moins que tu ne préfères te battre, marmonna-t-il.

Il n’attendit pas la réponse et sortit de la voiture en claquant la portière derrière lui.

Gwen s’enferma aussitôt. Elle avait un goût de bile dans la bouche. Et aussi un goût de honte et de peur. Elle n’allait tout de même pas rester assise sur ce siège, les bras croisés, tandis que Sabin s’apprêtait à affronter… Elle prit le temps de compter les hommes qui sortaient peu à peu des voitures pour se ruer vers lui, revolver au poing. Ils étaient quatorze. Quatorze…

Non. Décidément non. Elle ne pouvait pas l’abandonner.

« Je suis une harpie. Je peux l’aider. Rien ne me résiste. »

Ses sœurs, elles, n’auraient pas hésité une seconde. Elles n’auraient même pas attendu que les voitures soient à l’arrêt pour attaquer. Elles auraient sauté sur les toits pour les arracher.

« Je peux le faire. Je peux. »

Elle referma en tremblant ses doigts sur les poignards. Ils étaient plus lourds qu’elle ne l’aurait cru et leurs manches brûlèrent sa peau glacée comme de la lave.

« Juste une fois. »

Elle combattrait aujourd’hui. Une seule fois. Ensuite, elle se consacrerait aux recherches.

Elle poussa un cri en voyant un chasseur tirer sur Sabin.

« Je dois l’aider. »

Mais il aurait fallu pour cela que la harpie se manifeste et, justement, pour une fois qu’elle avait besoin d’elle… Rien.

Cette flemmarde était repue. Elle avait eu son content de caresses et de nourriture. Elle dormait, peut-être… Pour la première fois de sa vie, Gwen regretta d’avoir jusque-là étouffé sa noire compagne. Si elle avait appris à vivre avec elle et à l’accepter, elle aurait su comment la solliciter.

Elle se sentit brusquement très seule.

Un des chasseurs hurla. Sabin grogna de douleur.

« Je ne vais tout de même pas rester coincée sur ce siège. »

Elle se décida alors.

Quand elle sortit en tremblant de la voiture, elle put mesurer l’étendue de la catastrophe. Sabin effectuait une danse mortelle en agitant les bras, coupant et tailladant tout ce qui passait à sa portée. Les chasseurs tiraient sur lui sans discontinuer et son corps était déjà criblé de balles. Mais il se battait avec l’énergie du désespoir.

— Tu as eu tort de t’aventurer seul en ville, démon ! ricana l’un des chasseurs. Rends-nous nos femelles et nous serons quittes pour aujourd’hui.

Sabin ricana.

— Vos femelles sont parties.

— Celle aux cheveux rouges est toujours là. Elle ne te quitte plus. On dirait que cette salope a su se faire apprécier.

— Si tu oses encore l’insulter, tu vas le regretter, gronda Sabin.

Il était fou de rage. Mais les chasseurs avaient l’avantage du nombre et se sentaient sûrs d’eux.

— C’est une salope, et toi tu es un salaud ! Mais je vais te calmer. Et dans peu de temps. Ensuite, je passerai le reste de ma vie à te faire payer ce que tu as fait en Égypte.

— Tu as tué nos camarades, renchérit une voix.

Sabin ne répondit pas. Il continuait à frapper et ses yeux luisaient d’une lueur rouge. Puis, brusquement, ses os devinrent phosphorescents et visibles sous sa peau. Autour de lui, quelques chasseurs s’écroulèrent, mais il en restait encore huit qui cherchaient à l’atteindre pour l’immobiliser en visant ses avant-bras et ses mollets.

Gwen entendait la voix de Crainte qui les harcelait.

— C’est un immortel, tu n’auras pas le dessus. Quand je pense à ta pauvre veuve qui va identifier ton cadavre…

Elle avança prudemment vers les chasseurs, dans l’intention de faire diversion, pour donner à Sabin le temps d’attaquer. Très bon plan. Mais comment faire pour attirer leur attention sans risquer d’être tuée ou blessée ?

La réponse qui lui vint en premier à l’esprit lui donna la nausée. Pas question. Pourtant, elle ne voyait pas d’autre moyen.

C’est stupide et suicidaire.

Peu importait. Pour la première fois de sa vie, elle allait accomplir un acte courageux et elle se sentit importante. Elle avait toujours peur et elle tremblait encore, mais cette fois, cela ne l’empêcherait pas d’agir. Sabin l’avait tirée des griffes des chasseurs et elle avait une dette envers lui. De plus, les hommes qu’il combattait étaient les complices de ses anciens bourreaux, et elle ressentait le besoin de se venger d’eux.

L’ennui, c’est qu’elle n’avait jamais combattu. Elle savait comment s’y prendre, en théorie, mais elle manquait de pratique.

« Tu dois essayer. Quitte à y laisser la vie. »

Elle déglutit et se planta courageusement sur ses deux jambes.

— C’est moi que vous voulez ? cria-t-elle en élevant les poignards dont les lames lancèrent des reflets agressifs. Venez me chercher.

Sabin cessa aussitôt sa danse et tous les regards convergèrent vers elle. Elle lança un des poignards qui fendit l’air avec un sifflement menaçant… Avant de s’échouer lamentablement au sol. Raté !

Elle plongea, mais un chasseur la visait déjà. L’un de ses compagnons se précipita vers lui pour dévier son bras.

— Ne la tue pas ! hurla-t-il. Il nous la faut vivante.

La balle alla se ficher dans son épaule et une douleur aiguë la transperça. Elle tomba à la renverse.

Elle resta allongée, sous le choc, haletante, uniquement consciente de son épaule blessée. Finalement, ce n’était pas si terrible que ça, une balle. La douleur restait supportable. De plus, elle perdait peu à peu conscience. Déjà sa vision s’obscurcissait par intermittences : les nuages blancs et le ciel bleu disparaissaient, puis revenaient. Elle entendit des pas qui résonnaient au loin, des voitures qui évitaient l’attroupement en faisant une embardée. Elle espéra qu’elle avait réussi à distraire suffisamment les chasseurs pour être utile à Sabin.

— Retenez-le ! hurla une voix. Pendant ce temps, j’embarque la fille.

Sabin poussa un rugissement terrible et infernal qui lui vrilla les tympans. Puis une balle qui venait de ricocher sur la jante d’une roue pénétra sa poitrine et, de nouveau, une vague de douleur la submergea, beaucoup moins supportable que la première fois. À présent, tout son corps était secoué de convulsions. Mais ce qui la tracassait plus que tout, c’était de penser que son nouveau T-shirt serait souillé de sang. Ce n’était vraiment pas de chance… Un T-shirt qu’elle avait choisi elle-même et que Sabin avait reluqué d’un air gourmand…

« Il est foutu. Mon plus beau T-shirt est foutu ! »

Enfin, la harpie daigna se manifester. Elle aussi regrettait le T-shirt, sans doute.

Mais trop tard… Gwen avait déjà perdu trop de sang. Tout devint noir. Elle sentit qu’elle sombrait dans la torpeur et tenta de lutter. « Je ne dois pas dormir. Pas ici. Pas maintenant. » Il y avait trop de monde autour d’elle, et elle serait plus vulnérable que jamais. Une proie facile. La honte de sa famille.

— Gwen ! appela Sabin.

Il y eut un étrange son mouillé de cartilages, comme si l’on arrachait des membres, puis un bruit sourd.

— Gwen ! Parle-moi !

— Ça va aller, murmura-t-elle.

Puis les ténèbres l’avalèrent. Et cette fois, elle n’eut pas la force de lutter.

Le piège des ténèbres
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